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Dessines moi une moto ...
Par Théléma

Mise à jour: 1er novembre 2010
 
 

J'ai ainsi vécu seul, sans personne à qui parler véritablement, jusqu'à une panne dans le désert de Saint-Guilhem, il y a six mois.
Quelque chose s'était cassé dans mon moteur.
Et comme je n'avais avec moi ni clef dynamométrique, ni sac de sable, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation difficile.
C'était pur moi une question de vie ou de mort.
J'avais à peine de l'eau à boire pour deux jours dans mes sacoches.

Le premier soir, je me suis donc endormi sur l'herbe à trente milles du plus proche village. J'étais bien plus isolé qu'un naufragé sur un radeau au milieu de l'océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m'a réveillé. Elle disait :
« S'il-te-plaît... dessine-moi une moto !
- Hein ?
- Dessine-moi une moto...»
J'ai sauté sur mes pieds comme si j'avais été frappé par la foudre.
J'ai bien frotté mes yeux.
J'ai bien regardé.
Et j'ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement.
Je regardais cette apparition avec des yeux ronds d'étonnement. N'oubliez pas que je me trouvais à trente milles du plus proche village.
Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n'avait en rien l'apparence d'un enfant perdu au milieu de la cambrousse, à trente milles du plus proche village.

Quand je réussis enfin à parler, je lui dis :
« Mais... qu'est-ce que tu fais là ? »
Et il me répèta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :
« S'il-te-plait... dessine-moi une moto...»

Quand le mystère est trop impressionnant, on n'ose pas désobéir. Je sortis de ma poche une feuille de papier et un crayon.
Mais je me rappelai que j'avais surtout étudié l'informatique, les bases de données et le C++ et je dis au petit bonhomme que je ne savais pas dessiner. Il me répondit :
« ça ne fait rien. Dessine-moi une moto. »
Comme je n'avais jamais dessiné une moto je refis, pour lui, l'un des deux seuls dessins dont j'étais capable. Celui du boa fermé. Et je fus stupéfait d'entendre le petit bonhomme me répondre :
« Non ! Non ! Je ne veux pas d'une Deauville dans un boa. Un boa c'est très dangereux, et une Deauville c'est très encombrant. Et en plus c'est lourd. Je ne pourrais pas la relever si elle tombe. J'ai besoin d'une moto.
Dessine-moi une moto. »

Alors j'ai dessiné.

Il regarda attentivement, puis :
« Non ! celle-là est déja très usée. Elle perd de l'huile par le joint de culasse, l'amortisseur arrière est lessivé, les joints spys sont à changer. Fais en une autre. »
Je dessinai. Mon ami sourit gentiment, avec indulgence :
« Non, celle-là elle a trop de cylindres. Et puis ils sont placés bizarrement. »
Je refis donc encore mon dessin. Mais il fut refusé, comme les précédents :
« Celle-là a la selle trop basse. Et le guidon trop haut, et tordu. Et surtout trop large pour moi. »
J'ai, une nouvelle fois, refait mon dessin. Et, encore une fois, il fut refusé :
« Celle-là a une transmission par chaîne. Je veux un cardan. Je veux une moto qui vive longtemps. »
À nouveau, je me remis à dessiner. Cette fois, il n'a accordé qu'un bref regard :
« Celle-là, c'est une copie de Bandit. J'aime bien les Bandits, mais je veux une moto originale, pas une copie. »
Un peu las, j'ai tenté un nouveau dessin. Il l'a regardé un peu plus longtemps, mais :
« Celle-là est trop poussive. Je veux une moto avec un moteur, quand même. Sinon je t'aurais demandé une voiture. Et puis tu as vu les freins ? Ça ne pourra jamais arrêter une masse pareille. Je vais finir encastré dans le premier mur. »
Cette fois-ci, j'ai cru savoir ce qui le satisferai. J'ai rapidement griffoné un nouveau dessin. Il l'a regardé avec émotion, et j'ai cru que j'avais trouvé :
« Qu'est-ce qu'elle est belle ! ... Mais elle est beaucoup trop nerveuse ! Si j'éternue, je gagne 50 km/h ! Je ne pourrais jamais tenir sur la route avec ça ! Et puis, tu as vu le prix des révisions ? Non, fais-en une autre. »
Alors, comme j'était à bout de patience, et surtout comme il ne restait plus qu'une feuille dans mon calepin, j'ai griffoné un cube. Et je lançai :
« Ça, c'est la caisse. La moto que tu veux est dedans. »
Mais je fus bien surpris de voir s'illuminer le visage de mon jeune juge :
« C'est tout à fait comme ça que la voulais ! Crois-tu qu'il faille beaucoup d'essence à cette moto ?
- Pourquoi ?
- Parce que chez moi il n'y a pas beaucoup de stations...
- Ça suffira sûrement. Je t'ai dessiné une toute petite moto. »
Il pencha la tête vers le dessin :
« Pas si petite que ça... Tiens, elle m'a fait un appel de phare. »